Travailler sans relâche

Draguignan Le 17-2-1915     (P3- 6 sur 16)

Mes chers parents

Je viens de recevoir ce soir la lettre de Marguerite et m’empresse d’y répondre malgré le peu de temps dont nous disposons comme vous allez le voir.

D’abord pour mon adresse je n’ai plus pensé de vous dire de la changer quoique cela ne soit guère nécessaire car l’ancienne caserne (Abel Douay) étant entièrement évacuée, on sait où nous sommes c’est à dire à l’école normale d’instituteurs. En outre l’indication de la caserne n’est pas nécessaire, il suffira d’indiquer à l’avenir :

« Jean Genin E.O.R du 61ème d’Infanterie (1ère escouade) Draguignan (Var) »

Ce soir, en même temps que la lettre de Marguerite, j’ai reçu une lettre de Me Berthier et une de la Direction de la Cie à qui j’avais demandé un permis il y a assez longtemps et qui m’en envoie gentiment un de 2ème classe . Je couvais en effet secrètement l’espoir d’aller vous voir un dimanche d’ici, mais il me faut abandonner cet espoir ; d’abord parce qu’en raison de l’épidémie toutes les permissions sont supprimées pour quelques temps, et ensuite, je ne sais si je vous l’ai dit dans ma dernière lettre, mais la date de l’examen est avancée, aussi nous avons considérablement à bûcher pour arriver et rattraper le temps perdu et je ne peux pas sacrifier un dimanche. Néanmoins ce permis me servira de Privas car après le peloton, j’aurai une permission de plusieurs jours.

Dimanche dernier, après avoir fini de m’installer, comme j’étais encore assez faible, je ne suis presque pas sorti sauf pour aller à la Messe, et j’ai turbiné toute ma journée ; car quoique les cours fussent suspendus pendant mon séjour à l’hôpital, des camarades avaient tout de même travaillé en particulier et s’étaient mis à jour, c’est ce que j’ai commencé de faire et je continue.

Lundi les cours et l’exercice ont recommencé pour le 1er jour après 8 jours au lit, ce fût dur et le soir j’étais complètement courbaturé, cela m’a duré jusqu’à hier mais maintenant ça va je me suis remis au pli.

 

 

 

Quant aux cours, on en boulotte, tous les soirs de 4 à 5h en rentrant de l’exercice et tous les 2 soirs de 7h à 10h voir même 11h. Les soirs où l’on est libre on bûche seul pour mettre les cours au net et étudier.

 

 

 

Aujourd’hui nous sommes allés au tir toujours dans la même montagne, mais comme le soleil était caché il faisait meilleur monter. Nous avons tiré couché dans les rochers, ce n’était pas le rêve. J’ai eu ce soir à cette occasion une première idée de ce qu’était le feu d’Infanterie car j’ai entendu le sifflement des balles et de près. J’étais signaleur dans la tranchée qui était en assez mauvais état, éboulée même d’un côté et c’était là que j’étais. Tirant à 300m sur silhouette, le tir était loin d’être précis et nombreuses étaient les balles rentrant ou ricochant sur la tranchée, nous couvrant parfois d’une véritable avalanche de terre et de morceaux de rochers. Les premières balles nous firent réellement un drôle d’effet, quoique nous sentant à l’abri, mais ensuite on s’y habitua vite et l’on ne faisait plus attention aux petits sifflements bien caractéristiques, je suis resté là dedans sous un feu d’au moins 800 cartouches, aussi j’étais content d’en sortir.

Au retour au lieu de prendre les chemins nous revînmes en file indienne à travers bois dans la montagne au moyen de la boussole. Lorsque arrivés au flanc de la montagne descendant sur Draguignan c’était merveilleux comme coup d’œil, mais il manquait à ce panorama la mer qu’on ne pouvait apercevoir de l’endroit où nous étions. Ces marches d’escouades dans un pays aussi pittoresque sont réellement des plus intéressantes, d’autant plus que nous avons un adjudant qui est un maître pour nous guider dans ces itinéraires compliqués ; les montagnes d’ici étant très rocheuses et couvertes de fourrés épais formés d’arbustes ressemblant aux houx mais moins piquants.

Demain nous partons en marche toute la journée, avec le campement, le repas froid et les ustensiles pour faire le jus(café). Je ne doute pas que cela sera très intéressant mais gare les jambes car le sac devient lourd à la fin de la journée.

Enfin cela fait du bien et en outre je me porte maintenant à merveille et surtout je dévore ; je vous assure que je me rattrape de mon jeûne forcé. Quoiqu’on ait droit à une demi boule par jour, ce qui fait déjà quelque chose, je me débrouille et ¾ ne me suffisent pas toujours et en outre je ne suis jamais rassasié ! Il est vrai qu’avec le travail que l’on fournit il faut bien cela. La soupe et le rata sont toujours excellents mais quoique en quantité bien suffisante, cela ne fait pas un pli avec mon appétit de Gargantua ; heureusement que la cantine nous a suivi et que j’ai des réserves dans mon coffret. Ces réserves commencent pourtant à s’épuiser mais pas encore suffisamment pour que je vous en demande le renouvellement, je vous le dirai en temps utile.

Quand au couchage on nous l’a amélioré et en outre comme installation générale on devient fort ingénieux, se créant un petit coin tout à fait confortable avec des seuls moyens de fortune. Nous avons touché ce soir des isolateurs sorte de petites planchers surélevés sur lesquels on pose la paillasse et aussi des sacs à viande qui remplacent les draps, c’est presque du superflu car on s’était très bien habitué autrement, néanmoins on l’accepte avec plaisir.

Un tout petit reproche à Marguerite, c’est que n’écrivant pas bien souvent elle perd sa grammaire, elle ne m’a pas écrit bien long et pourtant !…. Qu’elle fasse un peu comme moi, qu’elle travaille un petit peu. Je veux qu’elle m’écrive de temps en temps un peu longuement sur n’importe quel sujet et s’il y a de trop grosses fautes, gare, je lui tirerai les oreilles d’ici. Ce sera une composition française et en même temps une dictée, je prendrai encore sur mon peu de temps libre pour la corriger. Cela lui fera du bien et plus tard elle sera bien contente.

En attendant de vos nouvelles je vous embrasse tous bien fort et bien tendrement

Jean Genin

Draguignan Le 21-2-1915      Extraits

La marche que je vous avais annoncée pour vendredi n’a pas été bien merveilleuse. Partis comme cela était prévu à 8h nous dûmes faire demi tour en cours de route sous une pluie violente et nous rentrâmes à l’école à midi tout trempés, heureusement que l’on pu se changer.

Et comme cette pluie dura vendredi et samedi, nous n’avons presque pas quitté la salle d’étude de ces 2 jours, de sorte que nous avons quelque chose comme cours à étudier et à mettre au net. Mais le travail me plaît et ne me paraît pas une charge au contraire, j’éprouve du plaisir à le faire et ne suis pas content de moi tant que je ne suis pas à jour.

Je me porte toujours très bien et mange encore plus, ces deux jours j’ai mangé chaque jour ma boule (1,500 k) et sans être bourré ni rassasié. En un mot je me sens tout à fait dans mon assiette et ne peux pas mieux me porter. J’espère que vous en faites de même.

En attendant de vos nouvelles je vous embrasse tous bien fort et bien tendrement

Jean Genin

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