Permission pour Pâques ?

Draguignan     Le 28-03-1915    (P3- 10 sur 16)

A l’exercice, Jean prend le rôle de Chef de la section d’Avant Garde de nuit et par une pluie battante … Un avant goût de ce qui l’attend, mais les Boches, ce sera pour plus tard …

Mes chers parents

J’ai bien reçu avant hier soir votre lettre qui m’a bien fait plaisir, ainsi que celle de Marguerite au commencement de la semaine, dans laquelle j’ai été heureux de constater un progrès de plus d’attention.

Pour Pâques je suis maintenant fixé, il ne sera délivré que des permissions de 24 heures ; cependant malgré le peu de temps qu’une telle permission me permettrait de rester avec vous, (j’arriverai à Perrache à 5h34 pour en repartir à 12h30) j’ai tout de même envie de la demander, quoique non absolument certain de l’obtenir, étant donné le trajet considérable. Écrivez moi donc de suite ce que vous en pensez et dans l’affirmative et si la permission m’est accordée je vous le télégraphierai avant de partir, car je ne le saurai que samedi.

Le calme relatif dont nous avons bénéficié quelques jours après l’annonce de la prolongation du peloton a cédé maintenant la place à un entraînement physique intensif qui nous habitue beaucoup à la manœuvre et aux commandements. Mais malgré la lassitude qui souvent nous accable le soir, nous continuons tout de même nos séances nocturnes non par des cours mais par des études et des interrogations.

Tous les gradés du cadre du peloton qui nous avaient instruits dans l’école du soldat ont été rappelés dans leurs dépôts de sorte que nous sommes absolument seuls maintenant avec notre capitaine, notre lieutenant et notre adjudant, toutes autres fonctions pour le service intérieur et l’exercice sont remplies par nous à tour de rôle.

Mais dans les grands exercices on manœuvre comme l’on a fait cette semaine où l’on a manœuvré avec le bataillon, tous nos gradés disparaissent et le commandement de la compagnie est confié à l’un d’entre nous qui désigne tous ses subordonnés. Je vous assure que cela marche bien quand même.

Cette semaine nous sommes encore partis à 2h du matin en marche de nuit. Cette fois j’étais chef de la 1ère section et celle ci étant d’Avant Garde, je fus par conséquent pendant la marche Chef de l’Avant Garde. Je vous assure que je n’ai pas eu à m’amuser. A peine étions nous partis à travers la nuit noire, si noire qu’à 3m on ne se voyait pas sur la route, les gouttes commencèrent à tomber ; nous escomptions, et moi en particulier je le souhaitais, qu’une forte radée nous fît envoyer l’ordre de rentrer. Mais il n’en fût rien car la pluie continua à tomber, fine pénétrante et sans discontinuer, et cela toute la nuit et toute la journée du lendemain. Étant en tête avec 5 éclaireurs j’étais chargé de guider la marche, nous marchions muets, l’oreille basse et tout attentionnés à ne pas quitter la route ni tomber, on se trompe de chemin. Heureusement que, dans son ensemble, je connaissais l’itinéraire, ce qui n’empêcha pas d’avoir assez souvent besoin d’allumer, comme je puis, une allumette pour consulter la carte. Je n’ai jamais connu rien de si lugubre qu’une telle marche, alors là réellement les Boches nous travaillaient les méninges dans ce décor où eux seuls manquaient.

On parle en effet tellement souvent de l’ennemi, pour ne pas dire tout le temps, et l’on est tellement habitués à se le figurer de tous les côtés dans la manœuvre qu’il est difficile de penser à autre chose qu’à ces sales boches.

Enfin bref, vers 4h moins ¼ nous étions arrivés à l’emplacement où nous devions former les Avant Postes, naturellement la pluie tombait toujours ; je n’avais remarqué nulle maison dans le voisinage aussi je fus forcé d’établir provisoirement mon petit poste sur la route. Je vous assure que ce n’était pas chose facile que cet établissement, car après avoir réuni toute ma section fractionnée dans les divers échelons de l’Avant Garde, il me fallut établir les divers groupes de sentinelles, patrouille, relève, etc … Impossible, même à côté, de distinguer mes hommes, j’étais obligé de tâtonner avec les mains et un à un, en les tenant, de les distinguer. Quant au placement des sentinelles il fût également très laborieux en raison de l’obscurité, bien que j’eus étudié la veille mon terrain avec la carte. Le plus délicat dans la question c’est qu’il faut faire le tout en silence. Néanmoins mon installation fût trouvée excellente par le Capitaine et petit à petit, à mesure que l’obscurité faisait place au jour qui allait pointer, j’étudiais avec mes 2 sous/chefs les lieux. Je dénichais une maison mais malheureusement sans remise, cependant je me décidais d’y transporter mon petit poste et de choisir cet endroit comme emplacement définitif. Je complétais alors mon réseau de sentinelles et j’avais réussi à faire une installation très bien, il faut dire que le terrain s’y prêtait.

Puis, comme nous devions être attaqués au point du jour, j’étais en compagnie toujours de mes 2 Ss/chefs de section ou Chef de ½ section pour étudier la défense, quand le cycliste m’apporta l’ordre de rentrer à la Grande Garde si je ne pouvais trouver d’abri dans la maison, ce que je fis aussitôt après avoir rassemblé tout mon monde.

Arrivés à la Grande Garde établie dans une ferme spacieuse à environ 800m de mon petit poste je pus enfin me mettre à l’abri mais nous n’en éprouvâmes aucune satisfaction car l’on s’était si bien habitué à la pluie que l’on y faisait plus attention. Le seul plaisir que j’en pris fût de quitter le sac et le fusil que j’avais sur le dos depuis le départ. Je les avais charriés sans même songer à les poser dans toutes mes pérégrinations. Enfin une chose qui nous fît plaisir fut de manger, je vous assure que je le fis de bon cœur et avec appétit, puis l’on prit le jus que les hommes chargés de la cuisine avaient fait. Mais pour ce dernier nous n’avons pas encore le chic et le savoir faire de vrais poilus.

Après environ une heure de repos l’on reprit le chemin de Draguignan ; en route on esquissa bien l’attaque d’un mamelon mais les terres étaient trop détrempées et la pluie tombait toujours. Aussi l’on arrêta et l’on regagna en vitesse le casernement où nous arrivâmes vers 11heures. Je vous assure qu’en rentrant on fît honneur à la soupe et au rata. Puis il y eut le nettoyage, vous devinez ce qu’il dût être.

Néanmoins je suis enchanté de cette journée car non seulement cela endurcit (je ne me suis même pas enrhumé la moindre des choses) mais un exercice comme ça instruit plus qu’un mois de cours, d’ailleurs c’est très intéressant, la fatigue, ça c’est secondaire, on y pense quand on a le temps.

Mais outre cela, nous avons fait manœuvrer 2 compagnies du 7ème Bat.

Ainsi que je vous le disais dans ma dernière lettre, ainsi que des marches topographiques où l’on relève au fur et à mesure la carte de l’itinéraire que l’on parcours, ainsi que tout ce que l’on rencontre aux abords de la route, l’autre jour nous en avons fait ainsi une de 15km.

Vous voyez que nous ne nous amusons pas.

En outre cette semaine commence bien car nous partons dès demain matin à 6h en marche manœuvre.

Espérant bien être près de vous dimanche, quoique bien peu de temps ; je vous embrasse tous bien fort et bien tendrement,

Jean Genin

PS : mon journal (des Lazaristes) m’est parvenu hier soir tout sale ; pour éviter cela, ainsi que la perte, mettez le, comme il est conseillé dans un avis, sous enveloppe pour me l’adresser dorénavant.

Avez vous remarqué la mort de Hilaire Favre caporal au 140ème tué le 12 février ; c’est celui que nous étions allés voir avec Jean Charvolin à Irigny. Il y en a encore beaucoup d’autres que j’ai connus et même de mes camarades. En tout cas c’est avec beaucoup de plaisir que je le reçois et avec beaucoup d’intérêt que je le lis.

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