Épreuves finales retardées

Draguignan 21-03-1915    (P3- 9 sur 16)

Où Jean doit justifier ses dépenses auprès de ses parents, où il parle du blanchissage fait par les territoriaux (hommes âgés de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés et plus assez entraînés pour intégrer un régiment de première ligne d’active ou de réserve ).

Mes chers parents

J’ai bien reçu vos 2 dernières lettres qui m’ont fait bien plaisir, dont hier soir celle contenant l’argent dont je vous remercie beaucoup. Je comprends bien votre juste observation au sujet de mes dépenses mais soyez bien certains que je ne gaspille pas l’argent et qu’au contraire je le dépense avec la plus grande parcimonie. Mais il ne faut pas aller bien loin pour faire de menus frais qui petit à petit s’ajoutent. Il est bien rare en effet que chaque jour je n’ai pas à acheter quelque chose à la cantine, suivant l’ordinaire, et en particulier les jours où nous avons marche et surtout marche de nuit comme cette semaine ; avec le repas froid que l’on nous sert nous aurions juste de quoi tomber d’inanition en cours de route étant donné les fatigues que nous supportons ; ajoutez à cela mon blanchissage pourtant modeste parce que fait par des territoriaux guère exigeants, une rare apparition de temps à autre le dimanche au café, et sans oublier les menus frais de bougie, de fourniture en papeterie et d’alcool et etc … pour ma petite cuisine. Tout cela constitue bien normalement le moins des dépenses que je puisse faire. Néanmoins, je vous promets de faire mon possible pour les réduire encore.

Contrairement à ce que j’avais été si heureux de vous annoncer dans ma dernière lettre , je crains bien de ne pas être près de vous pour Pâques, ce qui prouve bien, comme je vous le laissais pressentir, que dans la vie militaire on ne peut être sûr de rien d’avance. Le peloton vient en effet, au moment où l’on s’y attendait le moins, d’être retardé au 20 ou 25 Avril ; en conséquence je passerai les fêtes de Pâques ici, à moins que j’aie la chance d’avoir une permission, ce pour quoi je vais faire mon possible, car si je réussissais, cela ne m’empêcherait pas d’en obtenir une en rentrant à Privas.

L’annonce de ce retard a causé dans la presque totalité du peloton un assez vif mécontentement, si bien que le capitaine nous réunit et nous justifia par de nombreux arguments le motif de cette décision.En particulier il prétendit que pendant ce mois que nous resterons en supplément à Draguignan nous ferons 10 fois plus notre devoir que nos camarades 2ème classe qui partent actuellement au front car au bout de ce laps de temps nous serons beaucoup plus aptes à faire des Chefs et auront plus d’expérience pour ménager la vie des hommes qui nous serons confiés. En outre on nous a affirmé qu’au lieu d’attendre notre nomination dans un dépôt pendant 1 mois, nous serons très probablement nommés guère peu de 8 jours après notre sortie du peloton.

Cette semaine nous sommes partis à 2 heures du matin en marche en tenue de campagne et nous ne sommes rentrés qu’ à 16h1/2.

A 4h1/2 du matin, après 2 heures de marche dans les bois nous formions les avant-postes sur un front de 2km et c’est au milieu de ce travail que nous vîmes se lever le soleil au milieu de notre travail dans un site ravissant. Puis à 7h1/2 après avoir fait le fonctionnement complet de ces derniers sans oublier le jus fait à la Grande Garde et porté jusqu’aux sentinelles plus éloignées, nous nous mîmes en marche dans la direction d’un petit village où nous devions cantonner. Mais en route l’ennemi simulé par tous nos gradés du cadre, car nous manœuvrons depuis longtemps seuls en remplissant à tour de rôle tous les grades dans la Cie depuis celui de caporal à celui de capitaine, nous fûmes reçus par une fusillade nourrie, alors que nous étions sur la route serpentant au fond de vallées profondes ; ce fût aussitôt le combat qui va durer pas moins de 2 heures, puis nous revînmes à Draguignan par la route sous un véritable soleil du Midi qui rendait le sac lourd. Vous devinez si en rentrant l’on dormi bien.

Le lendemain pour ne pas en perdre l’habitude, malgré les pieds douloureux et meurtris, nous grimpâmes tout de même au champ de tir et nous redescendîmes la montagne sur un versant encore plus abrupte que celui que nous prenions d’habitude. Cette manœuvre eut le don de nous endurcir les pieds et de nous remettre d’aplomb ; puis de nouveau le lendemain nous partîmes sur les hauteurs faire de l’étude tactique du combat d’après le terrain.

En outre comme le soleil commence à devenir chaud ici, il nous arrive assez souvent lorsque nous allons faire du service en campagne de couper ces exercices par des cours faits dans les bois à l’ombre ; cela ne manque pas de pittoresque et l’on a l’esprit beaucoup plus dispo qu’enfermé dans notre salle d’étude.

En raison de cette prolongation on nous a annoncé que l’on va organiser un nouveau système d’instruction pour compléter notre formation. Par section et à tour de rôle nous allons prendre le commandement à tous les grades d’une compagnie du 7ème Bataillon de Chasseurs pendant que les autres sections iraient faire de la topographie ou de la tactique sur le terrain.Cela pour nous donner l’habitude et des hommes et du commandement, ce qui diffère sensiblement de nous commander dans le peloton comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant.

Ainsi que je vous l’avais annoncé, je me suis fait photographier et je vous en envoie quelques exemplaires, de plus comme on photographiait également par groupes un jour dans la cour , je me suis fait prendre dans un groupe de mon escouade comme souvenir.

Aujourd’hui avait lieu la fête des 7ème et 47ème Bataillons de Chasseurs Alpins en garnison ici, et , comme la grande majorité du peloton, j’y assistais. Ce fût assez intéressant et surtout très patriotique, le théâtre était comble quoique comme artistes ce ne fût que des soldats en majorité des E.O.R et quelques jeunes filles. La séance s’ouvrit par la Sidi Brahim chantée par un chœur de Chasseurs * et finit par les hymnes nationaux des Alliés et la Marseillaise chantée par la foule en délire.

Pour le renseignement de la direction de la poste, il n’y a ici que 7ème Bat. De CH. Alpins et depuis la guerre le 47ème Bataillon de réserve et de territoriaux.

Quant à la caserne il n’y a que les casernes neuves et Abel Douay actuellement désaffectée. Le dernier régiment d’Infanterie qu’il y a eu ici était le mien, le 61ème, mais il y a très longtemps.

En attendant de vos nouvelles, je vous embrasse tous bien fort et bien tendrement,

Votre petit soldat qui vous aime,

Jean Genin

* Hymne des Chasseurs  Sidi Brahim rappelle un fait de bravoure extrême qui s’est déroulé du 23 au 26 septembre 1845 en Algérie. Une poignée de soldats, les Chasseurs d’Orléans, dénomination originelle des Chasseurs à pied, réfugiés dans le Marabout de Sidi Brahim, repoussèrent durant trois jours et deux nuits les assauts des troupes commandées par l’Emir Abd el Kader en personne, qui comptaient plusieurs milliers d’hommes. Formés en carré, les blessés au centre, dans la chaleur torride, environnés d’ennemis qu’ils repoussaient à la baïonnette faute de munitions, les Chasseurs refusèrent de se rendre malgré la faim, la soif, la chaleur, les menaces, la décapitation des prisonniers. Seuls seize survivants parviendront à rompre l’encerclement et à rejoindre les troupes amies.

Ce très haut fait d’armes est devenu plus qu’un exemple: « Faire Sidi Brahim » signifie se battre jusqu’à la mort.

 

 

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