Draguignan, le 25-04-1915 (P3- 13 sur 16)
Mes chers parents
Je suis au comble de la joie, car je viens d’apprendre que je sors NUMERO 3 du peloton des E.O.R du XVème Corps ; je ne voulais pas le croire et je n’en reviens pas, il a fallu que l’on me montre l’état destiné au ministère pour me convaincre. Avec cela je sors Major de mon régiment le 61ème. Suivant les paroles de notre adjudant, je suis la révélation du peloton, c’est à dire qu’ayant passé toute la durée du cours presque inaperçu, j’ai étonné tout le monde par mon examen, quoique, comme je vous l’ai déjà dit, je fût bien noté.
Vous pensez si je suis heureux, de partout je reçois des félicitations et suis tellement émotionné que je tremble en vous écrivant. Même, s’il m’avait été donné d’avoir la parole d’un avocat ou d’un docteur en droit, je serais certainement sorti Major Général car je n’ai guère l’habitude des examens et je me suis passablement troublé notamment devant le Général.
Enfin je suis tout de même enchanté et plus que satisfait du résultat obtenu car jamais je n’avais même osé rêver un succès semblable et à réfléchir longuement sur les différentes étapes de mon examen, je crois que je viens de trouver enfin ma voie, celle dans laquelle je vais réussir. Jusqu’à maintenant en effet rien n’avait semblé me sourire et je n’avais en somme que végété et tâtonné.
Je considère simplement mon séjour ici où je suis arrivé 114ème et d’où je sors 3ème, cette seule pensée dissipe immédiatement toutes les heures de fatigue, de travail, les maux de tête, les alternatives atroces de crainte et d’espérance etc … que j’ai eu toute la durée du peloton et je ne regrette rien.
…
Le Général ce matin avant de partir au Ministère nous a fait un speach bien senti sur nos devoirs de Chef et également des conseils du plus haut intérêt pour nous au point de vue métier. Il termina par un salut inoubliable pour nous en nous souhaitant à tous bonne chance. Je vous assure que l’on se rappellera de cet adieu et de ces conseils donnés par ce vieillard aux cheveux blancs dont les paroles tombaient dans nos cœurs et nous en disaient plus long que des volumes entiers.
Quand à notre départ pour Privas il n’aura lieu que mercredi car nous allons être hélas vaccinés une dernière fois et puisqu’il le faut je m’y résigne bien volontiers (Pour commander il faut d’abord savoir obéir).
…
Je ne sais encore quand j’aurai une permission, je ne le saurai qu’à Privas mais peut être dimanche prochain serai je auprès de vous ; en tous cas en qualité de Major je me débrouillerai auprès du Ct de Dépôt à Privas.
Naturellement comme vous devez bien le comprendre , mon succès ne va pas sans m’obliger à des arrosages notamment mon titre de Major du 61ème et d’ailleurs je suis trop heureux et j’aurais trop mauvaise grâce de me faire tirer l’oreille. En conséquence ma bourse s’épuise et je vous serais bien reconnaissant de m’envoyer de l’argent. Ici c’est trop tard aussi écrivez moi à Privas et je trouverai la lettre en arrivant jeudi mais n’ écrivez pas avant mercredi.
En attendant de vos nouvelles et bientôt le plaisir immense de vous voir je vous embrasse tous bien fort et bien tendrement.
Votre petit soldat, maintenant aspirant, dont vous pouvez être fiers à juste titre.
Excusez mon gribouillage mais je suis si heureux que je ne puis dompter mon émotion.
Jean Genin